Thursday, 21 April 2011

Biographie : Qui est Nelson Mandela ?

Nelson Rolihlahla Mandela, dit Nelson Mandela, est né le 18 juillet 1918 à Mvezo, un petit village du Transkei (actuel Cap-Oriental, Afrique du Sud).
Son père Ngubengcuka, chef de la tribu Xhosa et membre de la maison royale des Thembus, part bientôt vivre avec sa famille dans un autre petit village situé à quelques km de Mvezo, Qunu, où Rolihlahla passera toute sa prime enfance. À l'âge de sept ans il entre à l'école méthodiste de Healdtown, où son institutrice lui donne le prénom anglais de Nelson, pratique habituelle à l'époque lorsqu'un noir africain entamait des études.
Après le décès de son père en 1927, Nelson Mandela, âgé de neuf ans, est confié par sa mère au régent du peuple Thembu, Jongintaba Dalindyebo, qui devient son tuteur. Il vit dès lors dans la résidence royale de Mqhekezweni, capitale provisoire du Thembuland.
À seize ans, Nelson Mandela est initié pour devenir un homme selon la coutume Xhosa. Il part ensuite poursuivre ses études dans un établissement anglais renommé, le Clarkebury Institute. Élève doué, il obtient son brevet scolaire en deux ans au lieu de trois. En 1937, il intègre le lycée de Fort Beaufort puis l'année suivante la très élitiste université anglaise de Fort Hare, sorte de Cambridge local destiné à former les futurs cadres administratifs d'Afrique du Sud. C'est ici que Nelson Mandela prend véritablement conscience de la situation faite aux noirs dans leur propre pays. Désigné représentant du Conseil des étudiants, il y commence ses premiers combats contre l'administration blanche toute puissante, ce qui lui vaut d'être exclu de l'université.
Son tuteur le fait revenir à Mqhekezweni pour un mariage arrangé mais Nelson Mandela s'enfuit avec son frère Justice. Retrouvé, il est envoyé chez un agent immobilier, Walter Sisulu, qui le fait engager comme stagiaire au bureau de l'avocat Lazar Sidelsky. Nelson Mandela y travaillera tout en poursuivant ses études à l'université de Witwatersrand jusqu'à l'obtention d'une Licence de Droit en 1942. Pendant cette période, il fait la connaissance de deux militants du Congrès National Africain (ANC, membre de l'Internationale Socialiste) et du Parti Communiste Sud-Africain (SACP), Gaur Radebe et Nat Bregman, qui l'introduisent dans la mouvance anti-apartheid.
Nelson Mandela ne cessera dès lors de lutter pour la libération de son peuple. En 1943, il participe à sa première manifestation, puis adhère à l'ANC et co-fonde en 1944 la Ligue de la Jeunesse de l'ANC en compagnie de Walter Sisulu, Oliver Tambo et Anton Lembede. La même année, il épouse aussi Evelyn Ntoko Mase, qui lui donnera un fils (Madiba Thembekile) et une fille (Makaziwedem), et déménage à Soweto.
En 1948, le Parti National Afrikaner remporte les élections. Daniel Malan, nommé premier ministre, s'engage dans une intense politique d'apartheid. L'ANC risposte et se transforme en grande organisation politique. Walter Sisulu est élu secrétaire général, Oliver Tambo et Nelson Mandela deviennent membres de la direction nationale. Après le vote d'une loi interdisant le communisme, l'ANC et le SACP feront alliance, modifiant ainsi le rapport des forces politiques en Afrique du Sud.
En 1952, la campagne de désobéissance civile incitant les noirs à ne pas respecter les lois racistes connaît un grand succès. Nelson Mandela, devenu avocat des Noirs en butte à l'injustice des règles administratives, est arrêté par la police le 30 juillet 1952 et condamné à neuf mois de travaux forcés, mais la sentence reste suspendue. En 1955, il participe à la rédaction de la Charte de la liberté dont l'objectif est de lutter contre la ségrégation raciale et l'apartheid. Il voyage en Afrique et au Royaume-Uni. En décembre 1956, il est arrêté avec 150 militants de l'ANC et accusé de trahison mais tous seront acquités après un long procès en 1961. Entre-temps, Nelson Mandela a divorcé et épousé en 1958 Winnie Madikizela, qui lui donnera deux filles, Zenani et Zindziswa.
Après le massacre de Sharpeville en 1960 qui voit la police sud-africaine tirer sur la foule et tuer 69 manifestants, le Congrès National Africain est officiellement interdit en Afrique du Sud. Nelson Mandela crée alors un mouvement armé clandestin baptisé "Umkhonto we Sizwe" (Lance de la Nation), dont il devient le commandant en chef. Il est arrêté en 1962 et condamné à cinq ans de prison pour avoir quitté le territoire sans autorisation et incité à la grève. L'année suivante, il est inculpé de sabotage et haute trahison, condamné en 1964 avec sept autres militants à la prison à perpétuité et incarcéré sur l'îlot-bagne de Robben Island, au large du Cap.
Le détenu numéro 46664 croupit en prison pendant plus de 26 ans, jusqu'en février 1990, après avoir toutefois bénéficié d'un régime de résidence surveillée à partir de 1988. Il devient au fil des ans le prisonnier politique le plus célèbre du monde. À sa libération, il prend la tête de l'ANC (redevenu en 1990 parti politique autorisé) et entreprend des négociations avec le gouvernement blanc de Frederik de Klerk qui aboutissent à la fin de la politique d'apartheid et à des élections générales au suffrage universel. Ce travail commun contre le racisme et pour l'établissement de la démocratie dans le pays, malgré les oppositions et les violences, vaudra au deux hommes le Prix Nobel de la Paix 1993.
Nelson Mandela est élu le 27 avril 1994, après la victoire de l'ANC qui obtient 62,65% des voix. Sa prestation de serment le 10 mai 1994, devant 180 délégations étrangères et de nombreux chefs d'Etat du monde entier (Al Gore et Hillary Clinton, Fidel Castro, le prince Philip pour Elizabeth II, etc), marque le retour de l'Afrique du Sud dans le concert des nations. La date du 27 avril devient le "Jour de la Liberté", désormais jour férié national.
. Nelson Mandela devient le premier président noir d'Afrique du Sud, fonction qu'il occupe jusqu'en 1999 avec deux vice-présidents à ses côtés, le noir Thabo Mbeki et le blanc Frederik de Klerk, et un gouvernement d'union nationale composé de l'ANC, du Parti National Afrikaner et du parti zoulou Inkhata. Son but est de bâtir une "nation arc-en-ciel en paix avec elle-même et le monde". Il crée la commission "Vérité et réconciliation", présidée par l'archevêque anglican et prix Nobel de la Paix Desmond Tutu, afin de juger des exactions et des crimes commis pendant l'apartheid.
En 1996, il divorce de Winnie, dont il était séparé depuis 1992. Il épouse en 1998 Graça Machel, veuve de l'ancien président mozambicain Samora Machel. En 1999, il ne se représente pas pour un second mandat et laisse Thabo Mbeki, déjà président de l'ANC depuis 1997, lui succèder à la présidence de l'Afrique du Sud.
Il crée à Johannesburg la Fondation Nelson Mandela afin de continuer le combat pour les valeurs qui lui tiennent à coeur mais abandonne la vie politique, se contentant d'être médiateur dans diverses négociations internationales de paix, comme entre autres au Burundi en 2000. Personnalité écoutée, notamment par les chefs d'Etat africains, il se consacre également à la lutte contre le Sida. En 2003, il prend toutefois publiquement et fermement position contre la guerre en Irak menée par les Etats-Unis et s'en prend sévèrement à George W. Bush qu'il accuse de vouloir "plonger le monde dans l'holocauste" et de "commettre des atrocités indescriptibles".
Retiré de la vie publique depuis 2004, Nelson Mandela est aujourd'hui devenu comme le Mahatma Gandhi ou Martin Luther King une conscience universelle et une icône mondiale de la liberté et de la paix. Mais, déjà opéré d'un cancer de la prostate en 2001, sa santé décline progressivement et il apparaît moins en public. Son 90e anniversaire, le 18 juillet 2008, est célébré dans toute l'Afrique du Sud par une série de concerts baptisés "46664", son numéro de détenu lorsqu'il était en prison. L'année suivante, l'Assemblée générale des Nations Unies déclare le 18 juillet "Journée internationale Nelson Mandela". Il apparaît brièvement devant les caméras du monde entier en juillet 2010, lors de la Coupe du monde de football organisée à Durban (Afrique du Sud). Fin janvier 2011, son hospitalisation de deux jours pour une "infection respiratoire" suscite une vague de rumeurs alarmistes qui conduit le président Jacob Zuma à lancer un appel au calme à la population. Aucun bulletin de santé n'a été publié depuis sa sortie de l'hôpital.
L'autobiographie de Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, publiée en 1995, raconte en détail tout son parcours, de son enfance à son accession au pouvoir en passant par son engagement politique et ses longues années de prison.





Copyright © A. M. Levy / La République des Lettres, dernière édition le vendredi 04 février 2011

Friday, 8 April 2011

The Mask of the Red Death, Poe

Edgar Allan Poe - LE MASQUE DE LA MORT ROUGE Texte Original, 
traduction de C. Baudelaire.

La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, - la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l'humanité, et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L’invasion, le progrès, le résultat de la maladie, tout cela était l'affaire d’une demi-heure.
Mais le prince Prospero était heureux, et intrépide, et sagace. Quand ses domaines furent à moitié dépeuplés, il convoqua un millier d’amis vigoureux et allègres de coeur, choisis parmi les chevaliers et les dames de sa cour, et se fit avec eux une retraite profonde dans une de ses abbayes fortifiées. C’était un vaste et magnifique bâtiment, une création du prince, d’un goût excentrique et cependant grandiose. Un mur épais et haut lui faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer. Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides marteaux pour souder les verrous. Ils résolurent de se barricader contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue aux frénésies du dedans. L'abbaye fut largement approvisionnée. Grâce à ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion. Le monde extérieur s’arrangerait comme il pourrait. En attendant, c'était folie de s'affliger ou de penser. Le prince avait pourvu à tous les moyens de plaisir. Il y avait des bouffons, il y avait des improvisateurs, des danseurs, des musiciens, il y avait le beau sous toutes ses formes, il y avait le vin. En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. Au-dehors, la Mort Rouge.
Ce fut vers la fin du cinquième ou sixième mois de sa retraite, et pendant que le fléau sévissait au-dehors avec le plus de rage, que le prince Prospero graufia ses mille amis d’un bal masqué de la plus insolite magnificence.
Tableau voluptueux que cette mascarade ! Mais d’abord laissez-moi vous décrire les salles où elle eut lieu. Il y en avait sept, - une enfilade impériale. Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de longues perspectives en ligne droite, quand les battants des portes sont rabattus sur les murs de chaque côté, de sorte que le regard s’enfonce jusqu'au bout sans obstacle. Ici, le cas était fort différent, comme on pouvait s'y attendre de la part du duc et de son goût très-vif pour le bizarre. Les salles étaient si irrégulièrement disposées, que l’oeil n’en pouvait guère embrasser plus d’une à la fois. Au bout d’un espace de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude un nouvel aspect. A droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l’appartement. Chaque fenêtre était faite de verres coloriés en harmonie avec le ton dominant dans les décorations de la salle sur laquelle elle s'ouvrait. Celle qui occupait l’extrémité orientale, par exemple, était tendue de bleu, - et les fenêtres étaient d’un bleu profond. La seconde pièce était ornée et tendue de pourpre, et les carreaux étaient pourpres. La troisième, entièrement verte, et vertes les fenêtres. La quatrième, décorée d’orange, était éclairée par une fenêtre orangée, - la cinquième, blanche, - la sixième, violette.

La septième salle était rigoureusement ensevelie de tentures de velours noir qui revêtaient tout le plafond et les murs, et retombaient en lourdes nappes sur un tapis de même étoffe et de même couleur. Mais, dans cette chambre seulement, la couleur des fenêtres ne correspondait pas à la décoration. Les carreaux étaient écarlates, - d’une couleur intense de sang.
Or, dans aucune des sept salles, à travers les ornements d'or éparpillés à profusion çà et là ou suspendus aux lambris, on ne voyait de lampe ni de candélabre. Ni lampes, ni bougies ; aucune lumière de cette sorte dans cette longue suite de pièces. Mais, dans les corridors qui leur servaient de ceinture, juste en face de chaque fenêtre, se dressait un énorme trépied, avec un brasier éclatant, qui projetait ses rayons à travers les carreaux de couleur et illuminait la salle d'une manière éblouissante. Ainsi se produisaient une multitude d’aspects chatoyants et fantastiques. Mais, dans la chambre de l'ouest, la chambre noire, la lumière du brasier qui ruisselait sur les tentures noires à travers les carreaux sanglants était épouvantablement sinistre, et donnait aux physionomies des imprudents qui y entraient un aspect tellement étrange, que bien peu de danseurs se sentaient le courage de mettre les pieds dans son enceinte magique.
C’était aussi dans cette salle que s'élevait, contre le mur de l’ouest, une gigantesque horloge d’ébène. Son pendule se balançait avec un tic-tac sourd, lourd, monotone ; et quand l’aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l'heure allait sonner, il s'élevait des poumons d’airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d’une note si particulière et d’une énergie telle, que d'heure en heure, les musiciens de l’orchestre étaient contraints d’interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l'heure ; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions ; un trouble momentané courrait dans toute la joyeuse compagnie ; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais, quand l’écho s'était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait par toute l'assemblée ; les musiciens s’entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion ; et puis, après la fuite des soixante minutes qui comprennent les trois mille six cents secondes de l'heure disparue, arrivait une nouvelle sonnerie de la fatale horloge, et c’était le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries.
Mais, en dépit de tout cela, c'était une joyeuse et magnifique orgie. Le goût du duc était tout particulier. Il avait un oeil sûr à l’endroit des couleurs et des effets. Il méprisait le décorum de la mode. Ses plans étaient téméraires et sauvages, et ses conceptions brillaient d’une splendeur barbare. Il y a des gens qui l'auraient jugé fou. Ses courtisans sentaient bien qu'il ne l'était pas. Mais il fallait l’entendre, le voir, le toucher, pour être sûr qu’il ne l’était pas.
Il avait, à l’occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à la décoration mobilière des sept salons, et c'était son goût personnel qui avait commandé le style des travestissements. A coup sûr, c’étaient des conceptions grotesques. C’était éblouissant, étincelant ; il y avait du piquant et du fantastique, - beaucoup de oe qu'on a vu dans Hernani. Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées, incongrûment bâties ; des fantaisies monstrueuses comme la folie ; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu du terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c’était comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons. Et ces rêves se contorsionnaient en tous sens, prenant la couleur des chambres ; et l’on eût dit qu'ils exécutaient la musique avec leurs pieds, et que les airs étranges de l’orchestre étaient l’écho de leurs pas.

Et, de temps en temps, on entend sonner l'horloge d'ébène de la salle de velours. Et alors, pour un moment, tout s'arrête, tout se tait, excepté la voix de l’horloge. Les rêves sont glacés, paralysés dans leurs postures. Mais les échos de la sonnerie s’évanouissent, - ils n’ont duré qu'un instant, - et à peine ont-ils fui, qu’une hilarité légère et mal contenue circule partout. Et la musique s'enfle de nouveau, et les rêves revivent, et ils se tordent çà et là plus joyeusement que jamais, reflétant la couleur des fenêtres à travers lesquelles ruisselle le rayonnement des trépieds. Mais, dans la chambre qui est là-bas tout à l’ouest, aucun masque n'ose maintenant s'aventurer ; car la nuit avance, et une lumière plus rouge afflue à travers les carreaux couleur de sang, et la noirceur des draperies funèbres est effrayante ; et à l'étourdi qui met le pied sur le tapis funèbre l'horloge d'ébène envoie un carillon plus lourd, plus solennellement énergique que celui qui frappe les oreilles des masques tourbillonnant dans l’insouciance lointaine des autres salles.
Quant à ces pièces-là, elles fourmillaient de monde, et le coeur de la vie y battait fiévreusement. Et la fête tourbillonnait toujours lorsque s'éleva enfin le son de minuit de l'horloge. Alors, comme je l'ai dit, la musique s'arrêta ; le tournoiement des valseurs fut suspendu ; il se fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de l'horloge avait cette fois douze coups à sonner ; aussi, il se peut bien que plus de pensée se soit glissée dans les méditations de ceux qui pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps de s'apercevoir de la présence d'un masque qui jusque-là n’avait aucunement attiré l'attention. Et, la nouvelle de cette intrusion s'étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s'éleva de toute l'assemblée un bourdonnement, un murmure significatif d’étonnement et de désapprobation, - puis, finalement, de terreur, d'horreur et de dégoût.
Dans une réunion de fantômes telle que je l'ai décrite, il fallait sans doute une apparition bien extraordinaire pour causer une telle sensation. La licence carnavalesque de cette nuit était, il est vrai, à peu près illimitée ; mais le personnage en question avait dépassé l’extravagance d’un Hérode, et franchi les bornes - cependant complaisantes - du décorum imposé par le prince. Il y a dans les coeurs des plus insouciants des cordes qui ne se laissent pas toucher sans émotion. Même chez les dépravés, chez ceux pour qui la vie et la mort sont également un jeu, il y a des choses avec lesquelles on ne peut pas jouer. Toute l’assemblée parut alors sentir profondément le mauvais goût et l’inconvenance de la conduite et du costume de l’étranger. Le personnage était grand et décharné, et enveloppé d’un suaire de la tête aux pieds. Le masque qui cachait le visage représentait si bien la physionomie d'un cadavre raidi, que l’analyse la plus minutieuse aurait difficilement découvert d’artifice. Et cependant, tous ces fous auraient peut-être supporté, sinon approuvé, cette laide plaisanterie. Mais le masque avait été jusqu’à adopter le type de la Mort Rouge. Son vêtement était barbouillé de sang, - et son large front, aimi que tous les traits de sa face, étaient aspergés de l’épouvantable écarlate.
Quand les yeux du prince Prospero tombèrent sur cette figure de spectre, - qui, d’un mouvement lent, solennel, emphatique, comme pour mieux soutenir son rôle, se promenait çà et là à travers les danseurs, - on le vit d’abord convulsé par un violent frisson de terreur ou de dégoût ; mais, une seconde après, son front s'empourpra de rage.

- Qui ose, - demanda-t-il, d’une voix enrouée, aux courtisans debout près de lui, - qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoires ? Emparez-vous de lui, et démasquez-le - que nous sachions qui nous aurons à pendre aux créneaux, au lever du soleil !

C’était dans la chambre de l’est ou chambre bleue que se trouvait le prince Prospero, quand il prononça ces paroles. Elles retentirent fortement et clairement à travers les sept salons, - car le prince était un homme impérieux et robuste, et la musique s'était tue à un signe de sa main.
C’était dans la chambre bleue que se tenait le prince, avec un groupe de pâles courtisans à ses côtés. D’abord, pendant qu'il parlait, il y eut parmi le groupe un léger mouvement en avant dans la direction de l'intrus, qui fut un instant presque à leur portée, et qui maintenant, d'un pas délibéré et majestueux, se rapprochait de plus en plus du prince. Mais, par suite d'une certaine terreur indéfinissable que l'audace insensée du masque avait inspirée à toute la société, il ne se trouva personne pour lui mettre la main dessus ; si bien que, ne trouvant aucun obstacle, il passa à deux pas de la personne du prince ; et pendant que l'immense assemblée, comme obéissant à un seul mouvement, reculait du centre de la salle vers les murs, il continua sa route sans interruption, de ce même pas solennel et mesuré qui l'avait tout d’abord caractérisé, de la chambre bleue à la chambre pourpre, - de la chambre pourpre à la chambre verte, - de la verte à l'orange, - de celle-ci à la blanche, et de celle-là à la violette, avant qu'on eût fait un mouvement décisif pour l'arrêter.
Ce fut alors, toutefois, que le prince Prospero, exaspéré par la rage et la honte de sa lâcheté d'une minute, s'élança précipitamment à travers les six chambres, où nul ne le suivit ; car une terreur mortelle s'était emparée de tout le monde. Il brandissait un poignard nu, et s'était approché impétueusement à une distance de trois ou quatre pieds du fantôme qui battait en retraite, quand ce dernier, arrivé à l'extrémité de la salle de velours, se retourna brusquement et fit face à celui qui le poursuivait. Un cri aigu partit, - et le poignard glissa avec un éclair sur le tapis funèbre où le prince Prospero tombait mort une seconde après.
Alors, invoquant le courage violent du désespoir, une foule de masques se précipita à la fois dans la chambre noire ; et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile dans l'ombre de l’horloge d’ébène, ils se sentirent suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux, qu'ils avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable.
On reconnut alors la présence de la Mort Rouge. Elle était venue comme un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l’orgie inondées d'une rosée sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute.
Et la vie de l'horloge d’ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expirèrent. Et les Ténèbres, et la Ruine, et la Mort Rouge, établirent sur toutes choses leur empire illimité.


Edgar Allan Poe - LE MASQUE DE LA MORT ROUGE, 
traduction de C. Baudelaire.


Texte Original:
http://books.eserver.org/fiction/poe/masque_of_the_red_death.html




L'adaptation animée de la nouvelle "Le Masque de la Mort Rouge d'Edgar Allan Poe par Jean Monset et Tim
http://www.dailymotion.com/video/xdp26_le-masque-de-la-mort-rouge

Thursday, 7 April 2011

Rouge, sur la poitrine.



La Colombe poignardée et le jet d'eau.



Il s'agit d'un calligramme d'Apollinaire écrit sur le front pendant la 1ère Guerre Mondiale. Le sous-titre du recueil Calligrammes est d'ailleurs " Poèmes de la paix et de la guerre ". Ami des peintres cubistes (Picasso, Braque), Apollinaire essaie de créer une écriture nouvelle en jouant avec l'espace de la page.





Ier axe : Les relations entre le titre et le poème
Ce calligramme comporte en réalité deux dessins qui reprennent les éléments du titre :
  • 1er dessin en haut : " colombe poignardée " : celle-ci a les ailes déployées
  • 2ème dessin : " le jet d'eau " avec à sa base un bassin
    Mais il est tout à fait possible de réécrire le texte comme un poème traditionnel. La seconde stophe ne comporte que des octosyllabes et les rimes sont classiques (donc la lecture ne pose pas de problème particulier à l'oral)

Le premier dessin évoque les amours perdues et le second les amis dispersés



 

IIème axe : la composition de la page
Le poème est composé de façon symétrique selon un axe central qui va du C (pouvant figurer le pommeau du poignard tuant la colombe) au ? (au milieu du jet d'eau) et au O à la base du jet d'eau.
On distingue deux parties :
  • la colombe : oiseau emblématique de la paix et de l'amour, celui-ci est poignardé. D'ailleurs le vers 1 est brisé au milieu par la disposition de " poignardées " et le C majuscule. La guerre a détruit les relations affectueuses qu'entretenait le poète : " Douces figures poignardées ". Mais qu'apporte de plus le dessin ? En fait, celui-ci peut être interprété de plusieurs façons : cette strophe suggère la colombe jaillissant au-dessus du jet d'eau, mais aussi l'oiseau terrassé au sol.
  • le jet d'eau :Le lien avec le premier dessin se fait par l'allusion au " jet d'eau " : " Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie "
    Le dessin du jet d'eau suggère à la fois un mouvement vertical, acendant (" jaillissent vers le firmament " ) mais aussi une chute (" Le soir tombe " dit le texte à la fin). Juxtaposition des contraires.
    Mais ce jet d'eau peut être interprété aussi comme des pleurs : " Le jet d'eau pleure sur ma peine "
    Quant à la base du dessin, de forme ovale, elle suggère bien sûr le bassin du jet d'eau, mais aussi une bouche (au début, le poème évoquait les " Chères lèvres ") ou un œil ouvert avec sa pupille (O) au centre et versant des larmes.
    Donc, le graphisme n'a pas qu'une fonction décorative : il apporte un supplément de sens. Ici, le dessin est polysémique.Rappelons que le calligramme n'est pas une invention d'Apollinaire. Il s'inscrit en fait dans la tradition de la poésie figurative. Sans remonter jusqu'à l'Antiquité, on peut déjà trouver chez Rabelais, à la Renaissance, un bel exemple de calligramme avec la Dive Bouteille au Cinquième Livre.

IIIème axe : un poème élégiaque traditionnel
Malgré sa mise en page surprenante, ce poème s'inscrit, par sa thématique, dans la tradition de la poésie élégiaque traditionnelle.
(Définition : une élégie est un poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques)
  • La colombe (1er dessin) : thème des amours perdues, de la mélancolie qui est un thème récurrent dans la poésie élégiaque. Importance des prénoms féminins : " Mia, Mareye, Yette, Lorie, Annie (il s'agit d'Annie Playden dont Apollinaire fut amoureux), Marie (Marie Laurencin, artiste-peintre et autre grand amour du poète). Ces prénoms sont tous en majuscules : ils sont très importants pour lui !. Importance des échos sonores : toutes ces figures féminines sont reliées par l'allitération en [m] et l'assonance en [i].
    Jeu d'intertextualité : " Où êtes-vous ô jeunes filles " : Apollinaire s'exprime comme le poète médiéval François Villon dans la " Ballade des dames du temps jadis " (" Mais où sont les neiges d'antan ? ")
    Les jeux phoniques sur les prénoms (allitération et assonance) sont également importants dans la poésie élégiaque où la musique du texte joue un rôle majeur.
     
  • Le jet d'eau (2ème dessin) : Thème des amis dispersés. On passe des figures féminines aux figures masculines : Apollinaire évoque des noms d'amis (et non plus des prénoms simplement) : des peintres (Braque, Derain), des poètes (Max Jacob) et d'autres moins connus aujourd'hui par le grand public. Ceux-ci sont " partis en guerre ". Là aussi, importance de la nostalgie, thème élégiaque par excellence. Jeu d'intertextualité là aussi avec la " Complainte " du poète médiéval Rutebeuf : " Que sont mes amis devenus " (" O mes amis […] où sont-ils ? ")
    Les vers du jet d'eau peuvent se lire comme des octosyllabes traditionnels : " Tous les souvenirs de naguère/O mes amis partis en guerre "
    Importance de l'anaphore " Où sont-ils ", " Où sont ", " Où est " et du ? placé au centre du jet d'eau : mélancolie
    La base du jet d'eau contient un texte qui peut se lire aussi comme des octosyllabes : " Ceux qui sont partis à la guerre " / " au nord se battent maintenant "
    " Au Nord " : allusion aux combats de la Somme, mais connotation aussi de froid.
    " Le soir tombe O sanglante mer " : le " O " est caractéristique de la poésie élégiaque ; mais il est possible d'entendre aussi " le soir tombeau " : le poème devient alors un poème-tombeau, une épitaphe : le poète célèbre les noms de ses amies et ses amis dispersés par la guerre.
    Le dernier vers juxtapose des mots connotant la vie (" jardins, laurier, fleur ") et d'autres connotant la mort (" saigne, guerrière ") : cette évocation d'un jardin associée à une image de sang rappelle peut-être le Jardin des Oliviers où le Christ fut arrêté avant d'être crucifié. Ce vers final suggère alors la souffrance du poète.

Conclusion
Ce calligramme devient donc un poème-objet : importance de son aspect visuel. Mais le rythme et les jeux phoniques restent majeurs. Apollinaire parvient à concilier modernité de son écriture et tradition d'un thème élégiaque.


                                                                                                                                        Jacques Mottier.

Les Idées aussi, ont une vie.



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Pour parvenir à un tel objectif, le site s’est fixé trois principes :

— associer, au sein d’un même espace et à part égale, essais et critiques de livres, écrits par les meilleurs spécialistes.

— le faire dans un souci de pluri et de transdisciplinarité : à la fois rendre compte de toutes les composantes du savoir, mais aussi inciter au dialogue entre les disciplines.

— s’ouvrir à l’international en s’intéressant aux questions, aux débats, aux ouvrages qui, sur tous les continents, constituent la vie intellectuelle. La rubrique « Idées du monde » s’appuie sur un réseau de correspondants dans le monde entier. En outre, la revue traduit en anglais une grande partie des articles et des comptes rendus afin de faire connaître à l’étranger la réflexion et la recherche françaises, à travers le site « booksandideas.net », version anglaise de laviedesidees.fr.

laviedesidees.fr entend tirer le meilleur parti des possibilités offertes par le web : textes originaux en liens les uns avec les autres et renvoyant à d’autres ressources en ligne, entretiens filmés et podcastables avec des personnalités du monde scientifique, dialogues et débats permettant, sur une question controversée, de multiplier les perspectives, dossiers thématiques rassemblant des contributions d’intellectuels et de chercheurs et permettant un regard éclairé sur des questions structurantes de l’actualité.

laviedesidees.fr est rattachée à l’Institut du Monde Contemporain (Collège de France) et dirigée par Pierre Rosanvallon.